La police enquêtant sur la police – Déclaration aux médias

L'enjeu

Très peu de recherches et d'analyses approfondies, voire aucune, ont été menées à ce jour en ce qui concerne la police qui enquête sur la police. De façon générale, les discussions à ce sujet portent seulement sur le fait que la police ne devrait pas mener d'enquête sur ses propres membres. D'autres, au contraire, affirment que la police est la seule autorité qui possède l'expertise nécessaire pour entreprendre ce genre d'enquête.

Le niveau auquel s'opèrent le débat public et les recherches formelles sur la question se limite dans une large mesure à des énoncés de nature déclaratoire. Les recherches et l'analyse présentées dans le rapport de la CPP se veulent le fondement essentiel qui permette de discuter de façon éclairée et sérieuse de la question de la police enquêtant sur la police.

L'enquête Kingsclear et celle sur les fiducies de revenu, de même que le traitement des affaires Bush, St. Arnaud et, récemment, Dziekanski suffisent pour comprendre pourquoi le public demande de plus en plus qu'on modifie la pratique actuelle de la GRC qui mène des enquêtes sur ses propres membres.

Ces préoccupations ne sont pas nouvelles. Certaines administrations à l'échelle nationale et internationale en ont tenu compte et ont pris des mesures concrètes. Au Canada, des organes d'enquête criminelle provinciaux et indépendants tels que l'ASIRT en Alberta et l'UES en Ontario ont été créés.

Mais la GRC n'a mis au point aucune approche nationale cohérente et uniforme relativement aux enquêtes sur des cas de blessures graves, d'agression sexuelle ou de décès. Compte tenu du rôle unique que joue la GRC en tant que service de police national qui dessert l'ensemble des provinces et des territoires, il s'agit d'une question préoccupante.

Pour combler l'écart croissant entre les préoccupations du public et la pratique de la GRC, j'ai entrepris une enquête d'intérêt public en novembre 2007 en vue d'effectuer un examen exhaustif des enquêtes criminelles que mène la GRC sur ses membres dans des cas de blessures graves, d'agression sexuelle et de décès. Nous avons examiné 28 enquêtes sur des membres qui se sont déroulées entre le 1er avril 2002 et le 31 mars 2007 pour en évaluer le caractère adéquat.

En général, nous avons cherché, dans l'intérêt public, à répondre à la question suivante :

Q : Est-ce que le processus d'enquête interne actuel de la GRC peut légitimement inspirer la confiance à l'égard de la transparence, de l'impartialité et de l'intégrité des enquêtes criminelles et de leurs résultats? 

R : D'après nos recherches et notre analyse, la réponse éclairée de la CPP est non.

Les constatations

Permettez-moi de vous expliquer comment nous en sommes arrivés à cette conclusion en vous donnant des exemples clés des constatations que nous avons établies à la suite de notre examen des enquêtes réalisées par la GRC sur ses membres.

  • 1) D'abord, il n'existe à l'heure actuelle aucune coordination centralisée à l'échelle nationale quant aux enquêtes sur les membres. Ainsi :
    • Personne à la GRC, ni même le commissaire, n'est en mesure de dire combien d'enquêtes criminelles ont été menées sur ses membres. Aucune donnée n'est recueillie à l'échelle nationale à ce sujet.
    • Ce qui est plus grave, c'est que personne ne peut fournir le nombre exact de membres qui ont fait l'objet d'une enquête en matière de blessures graves, d'agression sexuelle ou de décès.
    • Qui plus est, la GRC ne peut déterminer le nombre d'accusations qui ont été déposées contre ses membres de même que le résultat dans chacun de ces cas.

      Puisqu'elle n'effectue aucun suivi des enquêtes sur ses membres, la GRC ignore la portée réelle du problème. Elle ne pourra remédier à la situation tant qu'elle ne disposera pas de cette information.

  • 2) Nous avons aussi conclu qu'il n'existe aucune norme, politique ou procédure (ni loi) nationale pour guider les enquêtes de la GRC sur ses membres d'un point de vue procédural.
    • Chaque province décide de sa propre façon de procéder, ce qui signifie que le traitement des enquêtes sur les membres varie sensiblement d'un bout à l'autre du pays.
  • 3) Les lignes directrices en matière d'enquête de la GRC sont particulièrement préoccupantes en ce qu'elles indiquent aux membres menant une enquête criminelle sur un autre membre de (et je cite) « prendre les mêmes mesures que pour toute autre personne ».
    • Nous nous élevons vigoureusement contre ce principe et soutenons que les enquêtes criminelles sur des membres de la GRC ne devraient pas être traitées comme toute autre enquête criminelle. Les agents de police sont tenus davantage responsables de sorte que les critères auxquels doivent satisfaire les enquêtes doivent être comparables.

Même si on indique dans la Loi sur la GRC que les membres doivent « éviter tout conflit d'intérêts réel, apparent ou possible » et dans les Consignes du commissaire que « Un membre ne peut faire enquête sur une plainte s'il peut se trouver en situation de conflit d'intérêts », il n'y a aucune définition dans les politiques ou les lois de ce qui peut être considéré comme un conflit d'intérêts.

Nous avons donc élaboré des critères de base fondés sur le bon sens et qui reflètent les pratiques exemplaires suivies par d'autres services de police et organismes d'enquête criminelle au Canada et à l'étranger.

  • 4) Nous avons évalué les 28 cas en fonction de nos cinq critères pour déterminer si la GRC avait traité chaque enquête de façon adéquate. Les bonnes nouvelles d'abord...
    • La conduite des membres de la GRC a été jugée très adéquate dans tous les cas. La CPP a constaté que les enquêteurs de la GRC responsables d'une enquête sur un autre membre ont agi de façon professionnelle et impartiale.
    • La CPP a aussi conclu que la conformité avec les politiques des membres de la GRC dans 93 % des cas était très adéquate. Toutefois, deux violations mineures des politiques de la GRC ont été constatées. Il importe de noter que ce critère visait uniquement à déterminer la mesure dans laquelle les membres avaient respecté les politiques en vigueur au moment de chaque enquête et qu'il ne visait pas à déterminer la pertinence de ces politiques.
    • La rapidité du traitement des enquêtes a aussi été jugée adéquate de façon générale dans 82 % des cas et les enquêtes ont somme toute été traitées dans un délai opportun.

Comme vous pouvez le constater, parmi les 28 enquêtes sur les membres que nous avons examinées, nous n'avons constaté aucun problème majeur au regard des actions de membres individuels de la GRC. Et c'est ici que nous devons faire la distinction entre la conduite de membres individuels et la structure de gestion.

Nous voulons que la GRC reconnaisse qu'en raison des processus structurels et procéduraux actuels, les membres pourraient facilement se trouver en situation de conflit d'intérêts. Je m'explique. Les deux derniers critères en fonction desquels nous avons évalué les 28 cas étaient la gestion hiérarchique (existence de conflit d'intérêts réel ou perçu; structure de gestion et rapports hiérarchiques appropriés) et le degré d'intervention (intervention adéquate et proportionnelle de la GRC compte tenu de la gravité de l'incident; compétences des enquêteurs).

C'est en évaluant les structures de gestion que nous avons cerné les véritables problèmes. La gestion hiérarchique et le degré d'intervention dans 68 % des cas ont été jugés partiellement ou entièrement inadéquat.

Pour éviter toute possibilité de conflit d'intérêts ou d'intimidation, la CPP recommande ce qui suit :

  • distance physique et personnelle suffisante entre le membre visé et l'enquêteur principal;
  • équipe d'enquête formée d'au moins un enquêteur principal et d'un enquêteur;
  • enquêteur principal compétent d'au moins un rang supérieur à celui du membre visé par l'enquête.

L'évaluation que nous avons faite des 28 cas a révélé que :

  • dans 25 % des cas, les enquêteurs principaux ont dit qu'ils connaissaient personnellement le membre visé;
  • dans 60 % des cas examinés, un seul enquêteur était affecté à l'enquête sur un autre membre;
  • un seul enquêteur interrogeait donc les membres visés et les agents témoins dans 60 % des cas;
  • dans 32 % des cas, l'enquêteur principal affecté était du même rang ou d'un rang inférieur à celui du membre visé par l'enquête.

Les conclusions de notre rapport sont, bien entendu, plus détaillés – je me ferai d'ailleurs un plaisir de répondre à vos questions à ce sujet dans un instant – mais j'ai voulu vous donner un aperçu de ce qui nous préoccupe.

Les recommandations

Grâce à cette analyse exhaustive des 28 enquêtes menées par la GRC, nous avons pu développer des connaissances fondamentales des principaux problèmes qui nous ont aidés à élaborer un modèle proposé visant à maintenir la confiance à l'égard de la transparence et de l'intégrité des enquêtes criminelles qui sont menées sur des membres de la GRC.

Ce modèle exige :

  1. des modifications législatives (prérogative du gouvernement seulement);
  2. des mesures que la GRC peut prendre maintenant – ce faisant, elle témoignerait de sa reconnaissance qu'il existe, en effet, une préoccupation publique et de son engagement institutionnel pour y faire face.

D'après nos recherches, il existe en général trois modèles de surveillance de la police. Il s'agit en quelque sorte d'un continuum. À une extrémité du spectre se trouve le modèle dépendant, c'est-à-dire que la police mène elle-même des enquêtes sur ses membres sans l'intervention de civils. À l'autre extrémité du spectre se trouve le modèle indépendant selon lequel la police est complètement écartée du processus d'enquête, et seuls des civils ont le mandat de mener des enquêtes criminelles.

Au milieu se trouve le modèle interdépendant dans le cadre duquel la participation civile est introduite et la police et les civils collaborent dans une certaine mesure au processus d'enquête criminelle. Vous trouverez les renseignements au sujet de ce modèle dans vos documents. Ses caractéristiques clés sont : de l'observation civile, la supervision, la gestion et l'administration d'une enquête criminelle, à la responsabilité d'une enquête policière ou l'habilité à confier une enquête.

La CPP recommande que la GRC passe du modèle dépendant qu'elle suit actuellement (cette option permettrait à la GRC de continuer à mener elle-même des enquêtes sur ses membres tout en pouvant, de façon discrétionnaire, confier des enquêtes à des corps policiers externes sans qu'aucune exigence obligatoire ne s'applique au traitement de telles enquêtes) au modèle interdépendant. Ce modèle souligne l'importance de la police dans le processus mais introduit un degré accru de participation civile au processus d'enquête criminelle. Laissez-moi m'expliquer. Nous ne pensons pas nécessairement que la GRC ne devrait jamais enquêter sur ses membres. Nous croyons, cependant, qu'elle devrait s'abstenir de le faire dans certaines circonstances.

Il est important que la GRC agisse sur les recommandations clés pouvant être adoptées immédiatement. La mise en place de telles mesures peut produire des résultats significatifs. Nous demandons à la GRC de :

  • Créer le poste de registraire national des enquêtes sur les membres de la GRC responsable de la gestion, du suivi, de la formation, de la promotion et de la formulation de conseils pour toutes les questions liées aux enquêtes sur les membres afin d'assurer une coordination et un encadrement centralisés pour l'ensemble des enquêtes sur les membres.
  • Développer des normes nationales précises en matière de politique selon lesquelles lorsque la prétendue infraction commise par le membre est grave, le pouvoir discrétionnaire de la GRC lui permettant de prendre les mesures qu'elle juge nécessaires à l'échelle divisionnaire (tel est le cas à l'heure actuelle) doit être supprimé et remplacé par des exigences obligatoires. Nous recommandons particulièrement que :
    • Toutes les enquêtes sur les membres impliquant un décès soient confiées à un service de police externe ou à un organisme d'enquête criminelle provincial, s'il en existe un.
    • Ce processus d'affectation soit officialisé grâce à l'établissement de PE officiels issus d'un modèle national pour toutes les divisions de la GRC pour s'assurer que des procédures normalisées sont créées pour l'affectation d'enquêtes sur les membres à un service de police externe ou à organisme d'enquête criminelle provincial.
    • La GRC ne participe aucunement aux enquêtes relatives à un décès.
    • L'observateur de la CPP (programme qui a cours présentement en C.-B. et au Yukon) participe à l'enquête afin d'assurer la transparence d'un point de vue civil.
    • Pour toutes les enquêtes sur les membres impliquant des cas de blessures graves et d'agression sexuelle, la CPP et le registraire national déterminent conjointement le processus à suivre, notamment l'affectation d'un service de police externe ou d'un organisme d'enquête criminelle provincial, s'il en existe un, ou le déploiement d'une équipe mobile d'enquête sur des membres de la GRC ayant commis un incident critique. Comme pour toutes les enquêtes criminelles relatives à un décès, l'observateur de la CPP doit participer à toutes les enquêtes criminelles impliquant des cas de blessures graves ou d'agression sexuelle.
  • Enfin, lorsqu'il convient que la GRC assure l'enquête sur un de ses membres ayant commis une infraction moins grave, recourir au manuel intégré qui définit clairement les lignes directrices à suivre quant au processus et à la structure que nous recommandons afin d'assurer que les membres ne se trouvent pas en situation de conflit d'intérêts réel ou perçu.

Conclusion :

La GRC est une institution à caractère unique qui assure un rôle de leadership au Canada et au sein de la collectivité policière canadienne. Le leadership, c'est prendre les mesures qui s'imposent, rapidement. Il est temps d'agir maintenant.

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